"Sylviane, comme je fus dans cette école ton
directeur au cours de mes trois dernières années de carrière et que,
quand même, tu as remplacé ma femme, sur un plan strictement
professionnel s'entend, je me suis senti autorisé à prendre la parole
aujourd'hui.
C'est un curieux métier que celui d'enseigner. Tel le gaz qui envahit
tout l'espace mis à sa disposition, il tend à occuper tout l'être,
toute la vie de celui qui le pratique. On peut s'en défendre, se
protéger, le réduire à l'état de gagne-pain, le cantonner entre les
quatre murs de la classe et les 27 heures hebdomadaires. J'en ai connu,
j'en connais dont la tâche principale consiste à dépenser beaucoup
d'énergie pour ne surtout pas en faire trop. Sylviane, ce n'est pas un
reproche que l'on risque de te faire. Tu étais consentante, consentante
pour que ton travail t'envahisse et devienne ta vie, presque toute ta
vie.
Certains comptent les heures en trop qu'ils lui consacrent, tu
déplorais, toi, celle que tu ne pouvais lui dédier et tout cela dans
la discrétion, l'humilité. Il est des enseignants flamboyants qui
parlent si bien de leur métier qu'ils en oublient de le faire. Toi, au
long de ta carrière, tu travaillas telle les terrassiers :
discrètement, patiemment, tu creusais de solides fondations sur
lesquelles on pouvait bâtir en confiance. Cette discrétion a fait
qu'il fallu un peu de temps avant que les parents ne s'aperçoivent de
la qualité de ton travail, bien reconnue à présent, de ce don que tu
as pour détecter chez un élève le souci, le problème, la difficulté
qui le tracasse ou l'obsède et cette priorité absolue que tu accordes
à l'enfant.
J'ai aimé travailler avec toi, toujours là, présente et disponible
pour que notre école tourne rond, toujours prête à donner de ton
temps, de ton aide, de ta clairvoyance pour résoudre le problème, pour
mettre dans les rouages de cette grosse machine pédagogique qui se
grippe si facilement, la goutte d'huile nécessaire. Et, tu sais, ce
secours, ce n'est pas auprès de tous les collègues que j'ai pu le
trouver. Je crois savoir, d'ailleurs que tu as continué à jouer ce
rôle, bien après mon départ, dans cette école qui dispose de tant
d'atouts et que nous avons eu tellement de satisfaction à faire vivre
et rayonner…
Mais fi du passé ! Tu vas t'arrêter à présent, prendre ta "
retraite ", curieux mot qui laisse supposer qu'on va désormais
marcher à reculons (Michèle et moi t'assurons que ce n'est pas le
cas).
Tu vas quitter ce métier, ce fabuleux métier, cette passion des
enfants, ces relations complexes pétries de confiance, de méfiance,
d'amitié et de ressentiment qui se tissent avec les parents, forcément
inquiets de devoir nous confier ce qu'ils ont de plus cher, forcément
jaloux du pouvoir exorbitant que nous avons sur leurs enfants.
Je sais que tu es inquiète et je te comprends. On ne quitte pas ce
métier, telle une chemise usée, quand on s'y est adonné comme toi,
sinon, c'est la peau qui part avec. Mais, rassure-toi, il existe une vie
après l'école, une vraie vie, mais pour cela, il faudra que tu
apprennes à penser d'abord à toi, ce qui n'est pas dans tes habitudes.
André, ton mari, Arnaud, ton fils, et tes amis, dont nous espérons,
Michèle et moi avoir l'honneur de faire partie, t'y aideront.
Crois-en notre modeste expérience, c'est chouette, la retraite et tu
l'as tellement méritée."
Roger
Retraite de Sylviane, le 2 juillet 2004 |